Galipettes

F. GALIPAUX

GALIPETTES

GALIPETTES


DESSINS DE
P. BARON, E. BEJOT BETHUNE, COURCHET, DETOUCHE FRIM, GRAY, LHEUREUX,
L. LOIR, MERWART MESPLES, H. PILLE, RAY, TEYSSONNIERE VALTON


PARIS
JULES LEVY, LIBRAIRE-EDITEUR
2, RUE ANTOINE-DUBOIS, 2

1887




A MA MERE
MON MEILLEUR AMI




PREFACE

* * * * *

_Si tous ceux qui ont applaudi Galipaux, tous ceux qu'il a fait rire,
achetaient son livre, ce serait--comme le briquet de Fumade--le plus
grand succes qu'on puisse voir de nos jours!

Il est si gentil, ce petit Galipaux.

Il y a des jours ou on le prendrait pour Dejazet, et on se demande
pourquoi il ne joue pas les_ PREMIERES ARMES DE RICHELIEU _et le_
VICOMTE DE LETORIERES.

_Un comique qui n'a rien de grotesque, le cas est presque unique.
Hyacinthe avait son nez, Ravel avait sa tournure, Baron a un vice de
prononciation qui lui rapporte soixante mille francs par an.

De tous les comiques connus, l'un a la maigreur; l'autre l'obesite.
Galipaux n'a que la gaite, l'esprit, la finesse des nuances. Il voudrait
etre ridicule qu'il ne pourrait pas y arriver.

Il justifie le proverbe: Qui peut le plus peut le moins. Un premier prix
au Conservatoire lui donnait de droit son entree a la Comedie
Francaise; mais Galipaux mesura Coquelin qui signait de la rue
Lafayette des decrets de Moscou, et, prudemment, il prit l'autre cote du
Palais-Royal. Le premier prix du Conservatoire signa un engagement de
cinq ans avec le theatre ou triompherent Sainville, Arnal, Alcide
Tousez, Achard, Gil-Perez. Et la, meme la, on le tint trois ans sous le
boisseau. Les jeunes ont a lutter partout.

Il est cependant meridional, ce jeune comique arrive a la force du
poignet; mais le midi lui-meme est etouffe par les syndicats et les
coalitions.

C'est pourquoi Galipaux, desireux d'occuper ses loisirs, se mit a ecrire
de petites etudes, des esquisses, des monologues, des proverbes qui ont
prouve qu'il etait capable de debiter autre chose que l'esprit des
autres.

Apres les_ DEUX EPAVES, _saynete en vers, Galipaux se revela sous trois
formes differentes dans le_ VIOLON SEDUCTEUR: _auteur, comedien et
violoniste, il savoura trois succes en une seance.

Pourquoi du Palais-Royal est-il alle a la Renaissance? Et pourquoi de la
Renaissance ne va-t-il pas a la Comedie Francaise ou son debut serait
une veritable_ RENTREE? _Son professeur, son maitre, le grand Regnier,
ce comedien qui, sous l'Empire, etait plus venere qu'un senateur, n'est
plus la pour lui ouvrir la barriere. Et cependant quel Mascarille et
quel Scapin ferait ce Galipaux, ne pour les planches, qui a du renoncer
provisoirement a Moliere et a Regnard pour interpreter Blavet et
Bisson!--Il y a des degres, disait a Alexandre Dumas le president du
tribunal de Rouen. Galipaux les franchira. En attendant, l'excellent
comique, le comedien poete et auteur, offre au public les fleurs de son
imagination. La plupart des morceaux qui composent ce volume ont paru
dans les journaux de Paris, non point dans les feuilles volantes et
ephemeres, mais bien dans les journaux qui ont des abonnes--comme
l'Opera. Galipaux a ete imprime tout vif dans le_ FIGARO, _dans l'_ECHO DE
PARIS, _dans l'_OPINION, _dans l'_ESTAFETTE. _La Renaissance, l'Athenee les
Menus-Plaisirs, le theatre Dejazet ont donne de ses pieces. Il merite
d'etre lu, ayant merite d'etre ecoute. Et puisqu'il ne joue que le soir,
lisez-le le matin._


AURELIEN SCHOLL.




NOS ACTEURS EN TOURNEE

_A Alexandre BISSON._


Depuis quelques annees, lorsqu'une piece a du succes a Paris--comedie ou
operette--il se trouve toujours une dizaine d'impressarii _in partibus_
tout prets a l'exploiter en province.

Pour ce faire, ils racolent dans les agences et cafes du boulevard les
comediens inoccupes, montent rapidement l'ouvrage, et en route pour
l'exportation dramatique ou musicale!

Ces troupes formees de brio et de broc, et composees d'elements
heterogenes, offrent la plupart du temps a l'observateur d'innombrables
sujets d'etudes, et au caricaturiste quantite de modeles a croquer.

Si vous le voulez bien, nous allons examiner ensemble les types que nous
presente la tournee Saint-Albert.

* * * * *

Saint-Albert, grand premier role, aujourd'hui eloigne de la scene
(l'ingratitude des auteurs!), vient d'acheter le droit unique de
representer dans toute la France la nouvelle piece de Dubequet.

Il n'a pas eu la main heureuse, Saint-Albert, dans le recrutement de sa
troupe: elle est formee d'une jolie collection de types!

Aussi, ce malheureux directeur rentrera-t-il dans la capitale avec les
cheveux un tantinet blanchis.

Dam! qu'est-ce que vous voulez! quand on a affaire a des gens comme ce
Floridor, par exemple!...


LE GRINCHEUX


Floridor est comique au theatre ... parfois, mais grincheux a la ville ...
toujours.

Il a decroche avec peine et protection un second accessit au temple du
faubourg Poissonniere, ou il n'est cependant reste que six ans. Cela lui
suffit pour mettre sur ses cartes de visites "_laureat du
Conservatoire_" (laureat! comme c'est malin, c'est pour le bourgeois,
ca.)

Il n'a pas voulu entrer aux Francais, il n'y aurait rien fait avec
Machin qui est la et qui accapare tous les roles.

Entre nous, Floridor ne cache pas son jeu. Des qu'on l'ecoute dix
minutes, on donne raison a ceux qui disent de lui: sale caractere! Ce
n'est pas extraordinaire qu'il soit sans cesse sans engagement: a peine
dans un theatre, il debine tout et tous.

Depuis le directeur, "qui n'y connait rien", jusqu'aux artistes, "tous
mauvais" en passant par le regisseur, "une moule", tout le monde a son
paquet avec lui.

Je vous laisse a penser ce qu'il dit de l'artiste qui joue son emploi, a
lui, Floridor!

Enfin, il y a huit jours, il rencontre un camarade, boulevard
Saint-Martin, qui lui dit:

--Que fais-tu?

--Rien.

--Veux-tu venir jouer _le Nevrose_ avec nous?

--Qui, vous?

--Eh bien, Chose, Machin, Dazincourt....

--Ah! mossieu Dazincourt en est?

--Oui, qu'est-ce qu'il t'a encore fait, celui-la? Tu n'as pas l'air de
l'aimer beaucoup.

--Moi? je me fiche pas mal de lui! Ca m'embete seulement de jouer avec
un cabot.

--Allons, decidement, il t'a fait quelque chose.

--Mais non, je t'assure. Et ce serait pour jouer _le Nevrose_,
naturellement?

--Non, c'est Vilter qui le joue.

--Qui ca, Vilter?

--Vilter, du cafe de Suede.

--Ah! oui je sais ... un comique, plaisanterie a part ... ce sera gai ...
Je ne suis pas curieux, mais je voudrais le voir dans _le Nevrose_....

Enfin, l'affaire est signee, non sans peine, et grace au directeur qui a
fait toutes les concessions.

On a mis, entre le 2e et le 3e acte, un monologue comique dit par
Floridor, a la demande de l'artiste qui a reclame cette faveur "afin
d'avoir au moins quelque chose dans la soiree, son role etant _une
complaisance_. Qu'on ne l'oublie pas!"

La repetition generale vient d'avoir lieu, au premier etage d'un cafe du
faubourg du Temple. On s'est separe en se donnant rendez-vous pour le
lendemain, deux heures, a la gare Saint-Lazare: on joue le soir meme a
Versailles. Floridor fait remarquer qu'il est idiot de partir a deux
heures. On peut parfaitement ne partir qu'a cinq, on arrive suffisamment
tot pour diner et etre pret a l'heure. Au moins, on passerait sa journee
a Paris. Il faut etre fou pour n'avoir pas vu ca! Les indicateurs ne
sont pas faits pour les chiens. Ah! elle commence bien, cette tournee!

* * * * *

On part. Naturellement, Floridor, en parfait gentleman, s'est
immediatement empare du meilleur coin. La duegne qui, elle, n'a pas eu
cette chance, a vainement laisse tomber plusieurs fois cette phrase:

--Je sens que je vais etre malade ... chaque fois que je vais en
arriere....

Floridor n'a pas bronche. Il bourre silencieusement sa pipe sans tenir
compte de l'effroi visible de ses camarades du sexe faible.

--Oh! quelle tabagie! baissez au moins la vitre.

--Plus souvent! pour attraper un rhume; je joue ce soir, moi!

--Eh bien, et nous?

* * * * *

On arrive.

Floridor n'est pas content:

--Eh bien, l'omnibus? Ou est l'omnibus pour ma valise? On ne suppose pas
que je vais porter moi-meme ma valise a l'hotel?

Mais, en voila bien d'une autre!

Les yeux de Floridor tombent sur une affiche:

--Qu'est-ce que c'est que ca? dit-il ecumant.

On a mis Reguval avant moi? C'est trop fort! De quel droit?

--Mais, mon petit Floridor, lui dit-on pour le calmer, Reguval joue
Gaetan.

--Qu'est-ce que ca me fiche? Je suis quelqu'un, moi, on me connait ...
ma reputation n'est plus a faire. Dans les _Premieres pages d'une grande
histoire_, c'est moi qui ai cree Marceau.

--Comment, Marceau?

--Certainement, a Ruffec.

Bref, apres avoir longuement ronchonne et s'etre apercu qu'on ne pretait
qu'une oreille distraite a ses jeremiades, Floridor change tout a coup
de ton:

--Apres tout, etre le premier ou le dernier sur l'affiche, ca m'est bien
egal. La vedette, c'est le public qui vous la fait!

* * * * *

Floridor se precipite a l'hotel et se dispose a choisir la plus belle
chambre, mais le garcon l'arrete:

--Pardon, celle-ci est retenue pour votre camarade, M. Dazincourt.

--Ah! j'aurais ete bien etonne si ... Enfin! Eh bien! donnez-moi une
sale mansarde, alors.

On lui offre la chambre mitoyenne et identiquement semblable a celle
qu'il voulait prendre.

--Monsieur sera aussi bien ici.

--Oh! ca ne fait rien. Je sais parfaitement qu'a l'hotel on n'est pas
comme chez soi,

* * * * *

A table, on presente le plat a Floridor.

--Mais il ne reste que du maigre. Allez a la cuisine chercher du gras.

Le chef revient et avoue, la mine un peu confuse, _qu'il n'en reste
plus_.

--Voila ma veine! s'ecrie l'artiste, je meurs de faim!

Et comme ses camarades se tordent:

--Alors, vous trouvez ca drole, vous autres? Il vous en faut peu pour
rire!

* * * * *

Au theatre, le regisseur procede a la distribution des loges.

Floridor (que ses camarades appellent La Grinche) a deja mis sa valise
dans la premiere, celle qui est la plus pres de la scene.

On lui fait poliment comprendre que c'est l'Etoile qui s'habille la, et
qu'il est tout naturel qu'il cede cette loge a une femme.

--Oui, oui, moi, je m'habillerai dans les dessous, c'est assez bon.

--Floridor! on commence!

--Non, je ne suis pas pret ... il y a encore une minute!

Si par hasard notre comique a du succes, il repond a ceux qui le
complimentent:

--Oh! pour ce que ca m'avance d'etre applaudi a Versailles!

S'il remporte une "tape", et qu'on y fasse allusion, sa reponse est
prete:

--Dame! ce n'est pas a Versailles qu'il faut chercher les connaisseurs!

Le spectacle termine, le regisseur dit:

--Mes enfants, demain, depart a sept heures, nous allons a Orleans.

--Comment, sept heures! Quand voulez-vous qu'on dorme alors? Et puis,
cette idee d'aller de Versailles a Orleans quand on a Chartres a cote de
soi!

--Mais, mon ami, si on ne va pas a Chartres, c'est que le theatre est
pris, le soir.

--Eh bien, pourquoi pas en matinee?

* * * * *

Et pour finir par un mot typique, si pendant le voyage la temperature
n'est pas favorable a l'entreprise, Floridor ne cesse de repeter:

--Sale tournee ... il pleut tout le temps!


CELUI QUI SAIT VOYAGER


Parlez-moi au moins de Dazincourt, dit Saint-Albert, voila un
pensionnaire aimable, pas bruyant et qui sait voyager!

Ah! le fait est que Dazincourt a l'habitude des voyages. Depuis que les
tournees fonctionnent, il n'a pas passe un hiver a Paris. Toujours en
chemin de fer! Aussi, vous pouvez le questionner a propos d'un trajet
quelconque, vous etes certain qu'il vous repondra surement.
Interrogez-le sur l'heure du depart, celle de l'arrivee; demandez-lui le
nombre de kilometres, si l'on change de train en route, sur quel reseau
on voyage (Lyon, Orleans ou Etat), jamais vous ne le prendrez sans vert.

Il a tant voyage! Tellement que, maintes fois, lorsque le train
s'arrete, on l'apercoit serrant la main du chef de gare: une vieille
connaissance.

_Je sais voyager, moi!_ est sa phrase favorite, qu'il repete souvent,
d'ailleurs. Examinez-le des le depart, et dites-moi si vous n'avez pas
devant vous un homme qui connait son affaire.

En wagon, il choisit, lui aussi, le meilleur coin, celui qui tourne le
dos a la locomotive (afin d'eviter les morceaux de charbon), mais il
l'offre gracieusement aux dames, s'il s'en trouve dans le compartiment ...
il est vrai qu'il a toujours soin de monter ou elles ne sont pas.

Le train a peine ebranle, Dazincourt ouvre son petit sac de nuit--son
seul bagage de main et pas encombrant, oh! non--il en retire une
casquette legere ou epaisse, selon la saison, et lit le _Petit Journal_
(Dazincourt n'a pas d'opinions, mais raffole des faits divers); le
dernier crime lu, il le commente, jusqu'a la grande station ou l'on
dejeune.

Pendant que ses camarades s'engouffrent au buffet, Dazincourt se glisse
discretement a la _buvette_; c'est toujours la meme cuisine, et c'est
moins cher. Il remonte en wagon, fume onctueusement sa bouffarde et fait
un leger somme qui le rend frais et dispos a l'arrivee.

Il ne se presse pas, a l'arrivee: il sait voyager!

Tandis que les autres artistes perdent dix minutes pour le choix de
l'hotel, Dazincourt, qui a deja joue dans cette ville (ou n'a-t-il pas
joue?) sait, lui, ou est le bon hotel, l'hotel raisonnable. Il a ecrit
la veille pour retenir sa chambre. Et pour ne pas confondre de noms, car
il en a vu des _Hotel du Commerce_, des _Lion d'Or_, des _Cheval blanc!_
il a son petit repertoire, ce cahier cartonne que vous lui avez apercu
tout a l'heure dans les mains. Eh! bien, empruntez-le lui (il se fera
un veritable plaisir de vous le preter) et vous verrez:

_Versailles_. Tel hotel, dejeuner, diner et chambre: tant. V.C.
(ce qui veut dire: vin compris). On est bien. Prendre le cafe en
face. L'hotel n'est pas loin de la gare, on peut y aller a pied,
meme s'il pleut.

Tournez la page, et vous verrez au-dessous de la note qui regarde
Chartres une petite ligne ecrite au crayon:

Descendre a l'hotel.... Eviter le vin. Demander si la cuisiniere
Anna, une petite brune, est toujours la!

Et un point d'exclamation mysterieux termine cette phrase enigmatique!

Dazincourt s'est donc rendu a l'hotel que lui a recommande son petit
vade mecum, il donne un bonjour amical aux patrons de l'hotel, s'informe
de la sante des enfants, qu'il trouve grandis depuis _Michel
Strogoff_--la derniere tournee qui l'a amene ici,--monte au 17, sa
chambre habituelle, ouvre la fenetre pour changer l'air, eventre le lit,
tate les draps pour s'assurer de leur secheresse, souleve un coin du
matelas, a la tete du lit, pour se tranquilliser au sujet des ...
petites trotteuses anthropophages, reborde le drap et, cette derniere
inspection faite, consulte sa montre. Il n'est que cinq heures. Si la
ville dont Dazincourt foule le pave est une ville de garnison, notre
artiste se dirige au cafe des officiers: l'absinthe y est toujours de
premier choix.

Six heures. Dazincourt rentre diner: c'est l'heure de la table d'hote,
le meilleur repas, il ne faut pas le rater. Mon Dieu, oui, a six heures,
le service des tables d'hote est toujours si mortellement long, il faut
diner sans se presser.

Son dessert pris, le comedien descend a la cuisine, et, sachant que, le
lendemain, le depart a lieu dans la matinee, bien avant l'heure du repas
ordinaire, il offre _deux entrees_ au chef, afin que ce Vatel de
province, reconnaissant de la bonne soiree passee la veille, lui trousse
a son choix un petit dejeuner des plus congruents ... et au vin blanc
(le matin, c'est le meme prix, et ca change).

En suite, Dazincourt se dirige lentement vers le theatre, en fumant avec
onction sa vieille bouffarde, Josephine.

Il s'habille sans se presser et joue de meme, en pontifiant un brin. Le
rideau baisse sur le dernier acte, l'acteur se degrime et se rhabille
avec la meme regularite methodique.

Ici, un detail bien caracteristique:

Afin d'eviter l'odeur rance des fards qui empesteraient sa malle et ses
effets, Dazincourt se demaquille avec de petits frottoirs que sa femme
lui a fabriques avec de vieilles chemises en prevision de la tournee et
qu'il jette ensuite dans un coin de la loge abandonnee comme un souvenir
de son passage!

Et comme il est sain de prendre un peu l'air avant de se coucher,
surtout quand on a respire, pendant trois heures, l'atmosphere
surchauffee d'une loge d'artiste, Dazincourt va en griller une derniere
en se promenant sur le cours, et, toujours placide, rentre a l'hotel ou
il se fait mettre au reveil suffisamment tot pour ne pas avoir a se
bousculer. Monte dans sa chambre, notre acteur se couche, et s'endort
enfin avec la conscience d'un homme qui a fait son devoir ... et qui
sait voyager.


L'ACTEUR PRESSE


Cinguy, qu'on pourrait aussi bien appeler Electric ou Dynamite, est la
petulance et la vivacite memes. Quel brouillon!

Il court, va, vient, monte, descend. Vous le croyez ici, il est la, vous
y allez, il n'y est plus.

C'est tout essouffle, qu'il arrive a la gare ou ses camarades
l'attendent depuis longtemps.

--Ou montons-nous? ici ou la? Non, a cote! Je vais voir dans ce wagon,
si nous serons seuls? Oh! non, Floridor y est, allons ailleurs! Tiens,
Louisa, la-bas; grimpons dans son compartiment.

Ses camarades, lasses de zigzaguer sur la voie sont deja cases que
Cinguy cherche toujours ou il va monter. Saprelotte! le train siffle, on
a ferme les portieres, il va rater le depart! Enfin, il s'accroche a une
main, on le hisse, il y est, ca n'est pas malheureux!

Les copains installes depuis belle lurette ont place entre eux une
valise recouverte d'un plaid et s'appretent a faire un trente-et-un.

--En es-tu?

Cinguy adore le trente-et-un (quoiqu'il perde toujours, il est si
distrait.)

C'est toujours lui qui propose de jouer, mais il n'est jamais pret quand
on commence.

--Non, attendez, j'ai mes journaux a lire.

--Zut! fait le choeur.

Et Cinguy retire de sa poche, le _Figaro_, l'_Evenement_, le _Gaulois_.

Mais le demon du jeu l'empoigne, il lache carrement Prevel, Besson et
Nicollet pour regarder les cartes.

--Ah! non, pas de conseils, lui crie-t-on, ou bien joue.

--Tout a l'heure! Il faut que je lise.

Et il lit ou du moins, il essaye de lire, mais son esprit est tout au
brelan et au misti que ses voisins annoncent bruyamment.

C'est la vingtieme fois au moins que ses yeux fixent: _le programme de
la semaine dans nos theatres lyriques_; programme qui lui est du reste
profondement indifferent, aujourd'hui qu'il quitte Paris.

--Allons bon! en voila bien d'une autre a present.

Cinguy en se demenant,--hasard!--a fait tomber son ticket de chemin de
fer dans la rainure de la portiere.

--Quelle scie, cet animal-la!

--On n'est jamais tranquille une minute avec lui!

Cinguy derange tous les voyageurs. Tous ses voisins, y compris deux
etrangers, essayent d'attraper le billet, celui-ci avec une canne,
l'autre avec la courroie de la vitre, etc.

Comme toutes les tentatives restent infructueuses, Cinguy tres-embete,
dit:

--J'ai une idee.

--Nous sommes perdus, fait la soubrette.

--Non, ne craignez rien!

Et s'adressant a un gros homme qu'il ne connait pas:

--Pardon, Monsieur, voulez-vous avoir la bonte de me preter un instant
votre canif.

Et attachant le couteau a une longue ficelle, il le descend entre les
deux planches, mais a force de faire la marionnette, il lache la corde
et v'lan, le couteau va rejoindre le billet.

Tout le monde rit.

Tete du monsieur.

Enfin, un camarade plus heureux ou plus adroit que ses devanciers peche
les deux objets.

--Maintenant, j'en suis! dit Vif-Argent aux joueurs.

Mais le train s'arrete, on est arrive.

* * * * *

Cinguy, qui a rencontre quelqu'un avec qui il s'est attarde, sort le
dernier.

Les omnibus d'hotel viennent de partir.

--Eh bien, ou sont les autres? Oh! comme c'est bete de ne pas
m'attendre!

On lui dit:

--Les comediens sont descendus a la _Boule d'Or_.

C'est loin, la _Boule d'or_?

--Ce n'est pas ici, lui repond-on avec verite.

--Quels daims, ces provinciaux! murmure Cinguy vexe de prendre une
voiture tout seul et encore plus vexe quand il voit que la _Boule-d'Or_
est a dix pas de la gare et qu'il vient de se coller des frais
inutiles.

--Quel est le numero de ma chambre? demande-t-il a l'hotelier.

--Monsieur, il n'en reste plus, les voyageurs qui viennent d'arriver ont
tout pris.

--Comme c'est malin, dit Cinguy a ses amis qui redescendent de voir leur
chambre, de ne rien retenir pour moi.

--Allez a l'_Angleterre_, vous y serez tres bien.

--Oh! oui, tres bien, reprend Floridor avec un sourire machiavelique et
puis, ce n'est que seize francs par jour!

--C'est egal, vous me la paierez, celle-la, fait Cinguy en s'eloignant
furieux.

Enfin, il est installe. Ses amis lui ont dit:

--Nous allons au _Cafe du Commerce_, tu nous y trouveras, si tu ne
traines pas.

Ah! bien, ouiche, Cinguy qui a fait le tour de la ville pour trouver
l'_Hotel de l'Angleterre_, devant lequel il est passe deux fois en
courant, mais qu'il n'a pas vu, il est si distrait, arrive au _Cafe du
Commerce_, cinq minutes apres le depart de ses amis.

Son nez s'allonge.

Heureusement, il rencontre un ancien condisciple de Louis-le-Grand,
aujourd'hui sous-chef a la prefecture de la ville. Ce jeune provincial
savait par les affiches que Cinguy venait jouer ici; il serait bien alle
l'attendre a la gare, mais il ignorait l'heure de l'arrivee. N'importe,
le voila, il ne lache plus le comedien. D'ailleurs, ses parents sachant
_l'ami du fils_ bien eleve quoique artiste, ont charge leur rejeton de
l'inviter a diner. Oh! impossible de refuser. Tout est prevu. Sachant
que Cinguy avait besoin d'etre au theatre de bonne heure, on dinera a
six heures et quart. C'est en-ten-du.

* * * * *

Au theatre, tout le monde est agite: Cinguy n'est pas arrive et c'est
lui qui dit le premier mot.

--Me voila! Me voila!

En effet, on entend un tapage effroyable: c'est Cinguy qui monte quatre
a quatre l'escalier tout en criant: a moi!! je suis en retard!!!
coiffeur! habilleur!! vite!

Il se deshabille sur le palier, jette ses vetements a un machiniste
qu'il prend pour l'habilleur, se fait une tete de clown, tellement il se
presse et crie:

--On peut frapper!... Non, non, ne frappez pas! j'ai oublie la clef de
ma malle a l'hotel. Garcon de theatre! allez vite a l'_Angleterre_, (au
bout de la ville) chambre 2, vous trouverez a ma valise un trousseau que
vous m'apporterez. Allez vite!

L'employe revient, derate, et l'on commence.

Un peu avant la fin de la piece, Cinguy, croyant qu'on l'attend "a la
sortie" remonte dans sa loge avant sa derniere apparition pour mettre
ses souliers de ville, afin de gagner une minute, mais il ne gagne
qu'une amende parce que cette ascension lui a fait manquer son entree.
Le rideau baisse sur le dernier acte, son ami vient le feliciter de la
part de sa famille qui n'a pu l'attendre, vu l'heure tardive,--11 h. 35.

Pendant ce temps-la, tout le monde est parti, le theatre est vide, et le
gazier est la, ronchonnant apres l'acteur qui n'en finit pas et qu'il
attend pour eteindre le dernier papillon et s'en aller.

Cinq minutes apres, Cinguy se trouve encore seul dans les rues desertes
de cette sous-prefecture inanimee, qu'il fait retentir de son pas
d'acteur presse!


L'AMATEUR


L'amateur est ordinairement un gommeux qui n'a pas besoin de ca, mais
que le theatre amuse ou plutot que les artistes amusent, et qui, pour
rester davantage avec eux, s'est fait engager pour jouer des _utilites
habillees_.

Est-il heureux de faire partie de cette tournee!

Ah! rien ne lui manque, il a pris ses precautions, celui-la!

Voyez ses poches, elles sont bourrees de guides, elles regorgent
d'indicateurs, il en a! il en a!! de toutes les formes, de toutes les
nuances, le _Chaix_, le _Conty_, le _Noriac_....

Un enorme sac de nuit est a ses cotes--vrai cabinet de toilette ambulant
(jeu de brosses complet) avec toute une pharmacie portative.

Quelqu'un s'est-il blesse, vite, demandez a l'amateur du taffetas rose:
il va vous en decouper un morceau avec ses adorables ciseaux
lilliputiens.

L'amateur a trois malles.

Dame! on part pour un mois, et il n'est pas de bon gout de mettre plus
de huit jours de suite le meme vetement. Aussi l'amateur a-t-il emporte
quatre complets ... complets, chapeaux et pardessus assortis.

Quant a ses cravates et ses gants, on n'en sait plus le nombre.

Le soir, s'il y a une annonce a faire, c'est toujours lui qui est charge
de cette corvee: il a un si bel habit et il le porte si bien!

--C'est son seul talent! insinue cette bonne langue de Floridor.

L'amateur voyage pour s'amuser, voir du pays.

Et pour eviter le temps perdu, voici comment il procede:

Ses innombrables guides lui ayant appris les heures ou les musees sont
visibles, les jardins publics ouverts, des qu'il descend du train, il se
jette dans un fiacre et dit au cocher d'un air entendu: